82.
Une mouette approche du visage de Lucrèce, le bec pointé vers ses paupières closes.
L’oiseau hésite, pique à quelques centimètres d’elle, comme pour voir si elle réagit. Comme elle ne bouge pas, la mouette s’enhardit et saute sur la tête de Lucrèce. Elle approche son bec de l’oreille puis d’un coup sec pique le lobe.
Cette fois la réaction est vive. Une main chasse la mouette, et l’œil s’ouvre.
La jeune journaliste ouvre l’autre œil et se voit entourée de rochers noirs.
Elle ne distingue pas grand-chose d’autre, un brouillard épais s’est abattu sur l’île.
Les mouettes volent au-dessus d’elle, dans un vacarme de piaillements aigus.
Elle pense que c’est le matin, le brouillard est gris clair, et il lui semble apercevoir haut dans le ciel une lueur argentée qui pourrait être le soleil.
Un goût de sang dans la bouche, elle parvient tant bien que mal à se mettre sur ses pieds.
En marchant elle découvre leur voilier fracassé sur un rocher mousseux d’écume.
— Isidore ! Isidore ! crie-t-elle.
Personne ne répond. Elle fouille le dériveur échoué, puis sonde les alentours. Enfin elle discerne une silhouette, un peu plus loin, debout sur un promontoire rocheux.
C’est Isidore qui tient son téléphone portable à la main et le dirige dans plusieurs directions.
— Isidore, vous pourriez répondre, j’ai cru qu’il vous était arrivé malheur !
— Je ne vous ai pas entendue, dit-il sans se retourner. Mais j’ai constaté que vous étiez vivante.
Lucrèce Nemrod le voit lever et descendre son iPhone. Il a plusieurs contusions et blessures. Il a dû être assommé comme elle au moment du naufrage.
— À la question que vous alliez poser : « Est-ce que vous allez bien, Lucrèce ? » la réponse est : « Ça pourrait aller mais j’ai des bleus et des courbatures partout. » Et puis si vous m’aviez demandé : « Rien de grave au moins, Lucrèce ? » je vous aurais répondu : « Non, je vous rassure, Isidore, je crois que je vais m’en remettre. » Enfin, c’est le genre de dialogue que doit tenir un gentleman en présence d’une jeune femme de bonne famille après un accident grave.
— Nous avons des choses plus importantes à faire que nous regarder le nombril.
— Moi j’appelle ça de la politesse élémentaire.
— Dois-je vous rappeler que vous êtes orpheline et que je vous ai vue casser la figure aux autochtones avec la détermination d’un taureau enragé ? Parce que vous aussi, dans le genre « politesse avec les peuplades du coin », vous auriez des progrès à faire. « Bonjour », ça ne se prononce pas à coups de talon dans le ventre.
— C’était de la légitime défense, vos autochtones étaient armés de fusils.
Il hausse les épaules et tente à nouveau de capter quelque chose avec son téléphone portable.
— Par moments j’ai quelques bribes du signal. Je crois qu’on est au-delà du phare des Grands Cardinaux, au large de l’île d’Hoedic. Mais surtout, ce qui est étonnant, c’est que ce lieu ne figure sur aucune carte.
— On est peut être sur l’île de Lost ?
— Vous faites sans doute allusion à une série de télévision, désolé, je ne regarde pas les fictions, seulement les actualités. C’est une île qui ne figure même pas sur Google map. Et ce qu’il y a d’étonnant, c’est ça.
Il indique une direction et elle finit par distinguer une sorte de tour circulaire.
— Un phare.
— Oui, mais un phare inconnu. Lui non plus ne figure pas sur mes listes de phares bretons. Suivez-moi.
Ils marchent vers le bâtiment, qui émerge lentement du brouillard au fur et à mesure qu’ils avancent. Il a l’air hors service, et complètement abandonné.
Au pied du phare, la porte en chêne à la serrure rouillée est fermée.
— Je pense que nous sommes au bon endroit, annonce Isidore en examinant la porte.
— Ça m’étonnerait. Les chances qu’une tempête nous jette précisément sur la bonne île sont de…
Isidore Katzenberg se penche, et ramasse un objet qui s’avère être un badge rose avec un œil contenant un cœur.
Il m’énerve, il m’énerve, il m’énerve.
Lucrèce Nemrod actionne la poignée, en vain. Isidore examine la porte, alors qu’elle essaye de la frapper de l’épaule jusqu’à s’en faire mal.
Puis elle le rejoint, et tous deux examinent le bois mis à nu par les intempéries.
— Une société secrète dédiée à l’humour… ils ont peut-être utilisé des moyens…
Elle est traversée d’une fulgurance.
— La porte est inversée ! annonce-t-elle.
Elle manipule la porte et s’aperçoit qu’en effet la vraie serrure est du côté des gonds factices. Et les vrais gonds sont à l’intérieur, du côté de la serrure factice. Dès lors il suffit de pousser du bon côté et un déclic se produit.
— Bravo, Lucrèce.
— Les portes et les serrures c’est mon domaine, avoue-t-elle modestement.
Là je crois que je l’ai impressionné.
Ils entrent en s’éclairant avec leurs téléphones portables et découvrent un escalier qui monte et un escalier qui descend vers des niveaux inférieurs. Ils décident de commencer par celui qui monte.
Ils gravissent les marches jusqu’au sommet du phare. Le vent percute la paroi du phare avec un grondement grave.
Lucrèce frissonne.
J’en ai assez de cette pluie. Le vent, la pluie et l’orage… J’ai l’impression que le ciel est en colère contre nous.
Isidore visite le poste d’observation du phare. Au centre, la grosse lanterne éteinte, avec sa lampe rouge, et ses quatre lentilles optiques. Le tout est recouvert d’un boîtier protecteur en verre et en cuivre.
Plus loin, sur une table, des cartes, des compas, un sextant recouvert d’une épaisse couche de poussière.
Personne n’a mis les pieds ici depuis bien longtemps.
Lucrèce Nemrod ouvre la porte qui mène à la coursive, à l’extérieur du sommet du phare. Aussitôt le vent humide s’engouffre, en puissance.
Côte à côte, ils profitent de la vision panoramique à 360 degrés.
— Il n’y a rien ici, conclut la jeune femme dont les cheveux volent dans les bourrasques.
— Vous espériez trouver quoi ?
— Ne me dites pas que vous saviez qu’on ne trouverait rien, Isidore.
— Si. Bien sûr.
— Alors pourquoi sommes-nous montés ?
— Pour vérifier. Et traquer les indices.
Isidore Katzenberg revient dans le poste d’observation, ouvre un placard et déniche une bouteille de rhum. Il la lui tend, elle boit au goulot. Lui aussi.
— Je vous croyais buveur de jus de carotte, de thé vert et de lait d’amandes.
— Je le suis, confirme-t-il avant de téter à nouveau le goulot. Mais à situation exceptionnelle…
Ils restent un instant à fixer l’océan infini, et quelques bateaux au loin.
— Pourquoi repoussez-vous toujours mes avances, Isidore ?
— Votre maladie pourrait être appelée « Abandonnite aiguë ». Vous avez été abandonnée par vos parents. C’est le genre de blessure qui ne se soigne pas vraiment. On peut juste à coups de thérapies mettre un peu d’analgésique pour rendre ça moins douloureux et garder des rapports normaux avec les autres. Mais vous avez un incommensurable besoin d’être rassurée, protégée, aimée. Un besoin maladif. Et aucun homme ne sera jamais à la hauteur, pour combler ce besoin. Du coup vous cherchez un père, et comme je vous ai repoussée vous avez l’impression que je suis votre père. Tout homme qui vous repoussera deviendra pour vous un challenge.
Elle écoute, immobile, mais chaque mot pénètre son sang jusqu’au noyau de ses cellules.
— Vous avez d’autant plus envie de l’homme qui vous repousse qu’il s’est comporté comme votre géniteur. Votre attrait pour moi, c’est seulement une envie de régler son compte à un fantôme minable. Voilà pourquoi je vous ai repoussée.
Au moins c’est clair.
Elle avale sa salive, puis articule doucement :
— Et vous, Isidore, votre maladie c’est quoi ?
— La « misanthropite aiguë ». J’ai peur des êtres humains. Je les trouve veules, primaires, attirés par les charognes, s’émerveillant de tout ce qui pue, lâches quand ils sont seuls et dangereux dès qu’ils sont en meute, comme si je vivais au milieu d’un troupeau d’hyènes. Ils aiment la mort, ils aiment voir leurs congénères souffrir, ils n’ont aucune morale, aucun principe, aucun respect pour les autres, aucun respect pour la nature. Ils éduquent leurs enfants en leur montrant des films où l’on torture son semblable et ils trouvent ça « distrayant ».
Tout le monde n’est pas comme ça. Il noircit le tableau. Il exagère. C’est sa propre névrose.
— Donc, moi je souffre d’« abandonnite aiguë » et vous de « misanthropite aiguë ». C’est cela ?
À nouveau le ciel se fracasse et la pluie redouble.
— Je comble votre besoin de père. Vous comblez mon envie de me réconcilier malgré tout avec l’humanité.
— Et l’enquête, c’est pour tromper votre ennui ?
— Non. Durant la tempête aussi j’ai réfléchi. En fait, quand j’étais journaliste scientifique je répandais du savoir grâce à mes articles. Et ça me manque. Répandre des connaissances, révéler des secrets, trouver des vérités inconnues, c’est le sens de ma vie. Quand je reste enfermé dans mon château d’eau, c’est comme si je n’utilisais pas mon don naturel. Je suis une voiture de course au garage. Ce n’est pas bien. En fait je me trompais complètement. J’étais endormi. Vous m’avez réveillé.
Ne te laisse pas attendrir, Lucrèce.
— Vous voulez redevenir journaliste ?
— Je n’ai jamais cessé de l’être. Mais de préférence en dehors des journaux.
— Je ne comprends pas.
— J’ai de nouvelles ambitions. J’ai envie d’investir mon temps dans quelque chose qui me laisse libre et me permette de diffuser du savoir de manière plus large qu’à travers les journaux. Je veux faire de la vulgarisation scientifique par un autre chemin.
— Je donne ma langue au chat.
— … Romancier.
— Vous plaisantez ?
— Vous commencez à devenir vexante. Vous ne m’en croyez pas capable ? De toute façon, comme nos enquêtes aboutissent souvent à des découvertes que nous ne pouvons pas publier, autant les utiliser comme matière première romanesque.
Au loin, les nuages forment une masse tumultueuse et sombre en mouvement perpétuel.
— Et les gens liront la vérité et croiront que c’est une histoire imaginaire ?
— Oui, mais au moins la vérité aura été écrite quelque part. Et quand ils liront, ils commenceront automatiquement à se poser des questions et à réfléchir.
— Mais le genre romanesque discrédite l’information.
— Peu importe, leur inconscient, qui lui n’est pas dans le jugement, aura profité de la connaissance.
— Par exemple l’histoire du chaînon manquant ?
— Si j’avais écrit le roman sur le Père de nos pères, ils auraient lu que nous avons 80 % de gènes communs avec le porc et que manger cet animal est un de nos restes de cannibalisme. Qui sait, ça aurait peut-être changé leur manière de manger, ne serait-ce que des charcuteries.
— Et l’histoire de l’Ultime Secret ?
— … Les aurait peut-être intrigués sur les motivations profondes de leurs actes et leur part de folie. Ils auraient commencé à se poser cette première question qui est la base de l’évolution personnelle : « Mais au fait, qu’est-ce qui me fait vraiment plaisir, à moi et à moi seul ? »
Lucrèce Nemrod observe les nuages qui maintenant glissent en se tortillant.
Tiens, c’est vrai, et moi qu’est-ce qui me fait vraiment plaisir, à moi et à moi seule ? Il a raison, on fait souvent les choses pour faire plaisir aux autres, à notre famille, nos amis, nos collègues, nos patrons, nos voisins… Mais à quel moment essayons-nous réellement de nous faire plaisir à nous-mêmes ?
— Et l’enquête sur la mort du Cyclope ?
— Je pense que nous allons découvrir un secret immense sur ce qui caractérise le plus l’être humain. Le rire.
À cette seconde, un cri de mouette semble se moquer d’eux.
— Je vous ai dit pourquoi j’enquêtais, mais vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi vous vous étiez intéressée spécialement à cette affaire ? reprend Isidore, imperturbable.
— Bof, rien qu’une histoire qui m’est arrivée dans ma jeunesse.
Il comprend qu’il n’en saura pas davantage, alors, craignant que la foudre ne finisse par frapper le phare, il prend une inspiration et lance :
— On descend ?